Paris, le 6 juillet 2021 – Alors que la jurisprudence européenne limite depuis longtemps déjà les cas où un anticorps peut être revendiqué uniquement par des caractéristiques fonctionnelles, la jurisprudence américaine a récemment évolué dans le même sens, de manière sans doute encore plus drastique, notamment suite à deux décisions rendues en 2017 et tout récemment par la Cour d’appel du circuit fédéral (CAFC) américaine dans une affaire opposant Amgen à Sanofi.
Il est tentant de vouloir protéger un anticorps par ses caractéristique fonctionnelles plutôt que structurales, ceci permettant de couvrir tout anticorps ayant cette fonction plutôt que le(s) seul(s) anticorps développés par le déposant au moment du dépôt de la demande. Cela permet en effet de protéger les nouveaux anticorps ou dérivés générés au cours du développement du projet, y compris le candidat final, potentiellement distinct des anticorps initialement identifiés. Cela gêne en outre le développement de projets concurrents.
Cependant, la pratique des offices de brevets, dans le sillage des décisions judiciaires, rejette de plus en plus souvent ce type de revendications très larges, depuis un certain temps déjà en Europe et plus récemment aux Etats-Unis.
La jurisprudence de l’Office Européen des Brevets (OEB)
La jurisprudence des chambres de recours techniques de l’OEB a depuis longtemps posé le principe qu’une revendication n’est pas insuffisamment décrite simplement parce qu’elle est de large portée (voir notamment la décision T19/90).
Néanmoins, il y a déjà un certain temps que les chambres de recours techniques de l’OEB ont jugé invalides certaines revendications définissant un anticorps par des caractéristiques fonctionnelles uniquement, considérant dans un certain nombre de cas de figures que mettre en œuvre l’invention dans toute la portée revendiquée impliquait des efforts indus.
Ainsi, dès 2007, une revendication portant sur un anticorps défini uniquement par sa capacité à se lier à la pyridinoline uniquement lorsque celle-ci est liée à un peptide et non sous forme libre a été jugée insuffisamment décrite dans la décision T1466/05, en l’absence de directives dans la demande expliquant comment obtenir d’autres anticorps ayant cette propriété que celui exemplifié dans le brevet.
Dans la décision T601/05, une revendication portant sur un anticorps défini de manière large par sa capacité à lier le TNFα et à inhiber la sécrétion par les monocytes de TNFα induite par le LPS, a également été jugée insuffisamment décrite, la seule méthode décrite dans le brevet pour obtenir des anticorps ayant été montrée par les opposants comme étant inappropriée pour obtenir les anticorps revendiqués.
Plus récemment, une revendication portant sur un anticorps défini par son antigène et sa capacité à inhiber la croissance d’une cellule cancéreuse exprimant l’antigène a également été jugée insuffisamment décrite (voir T1389/13), les méthodes décrites dans le brevet comme permettant de générer les anticorps d’intérêt ayant été considérées comme mettant en évidence une fonction plus large que celle revendiquée, pour laquelle le brevet ne fournissait donc pas de directives suffisantes pour pouvoir mettre en œuvre l’invention sans efforts indus.
Ainsi, il est clair que de nombreuses conditions cumulatives, dont la présence doit être vérifiée au cas par cas, sont nécessaires pour permettre la délivrance de revendications visant des anticorps définis de manière fonctionnelle uniquement. Pour ce type de revendications, la nécessité d’une « évaluation minutieuse pour déterminer si la demande fournit une divulgation suffisante couvrant toute l’étendue des revendications » est en effet désormais actée dans la nouvelle section G-II.5.6 des Directives entrées en vigueur le 1er mars 2021, concernant la brevetabilité des anticorps (voir plus particulièrement sur ce point la sous-section G-II-5.6.1.3).
Cependant, lorsque la demande décrit plusieurs anticorps ayant les propriétés revendiquées ainsi qu’une méthode permettant effectivement d’obtenir d’autres anticorps ayant ces propriétés, des revendications d’anticorps définis de manière fonctionnelle uniquement peuvent encore parfois être délivrées. Il n’est alors pas aisé de contester leur suffisance de description en opposition, les opposants ayant la charge de démontrer qu’il n’est pas possible de mettre en œuvre la revendication dans toute sa portée.
Lorsque les conditions sont réunies, des revendications visant des anticorps définis de manière fonctionnelle uniquement peuvent ainsi être délivrées par l’OEB et survivre à une opposition (voir par exemple T2045/09).
Néanmoins, les cas où toutes les conditions sont réunies pour démontrer la suffisance de description de telles revendications restent rares et, malgré l’attrait de revendications d’anticorps purement fonctionnelles, certains brevetés peuvent parfois préférer la sécurité de revendications comprenant des caractéristiques structurales, dont la suffisance de description est bien plus facile à défendre.
On peut prendre pour exemple récent le brevet EP2215124B1 au nom d’Amgen, qui a été délivré avec une revendication 1 définissant l’anticorps de manière fonctionnelle uniquement. La revendication 1 telle que délivrée portait en effet sur un anticorps défini par son antigène (PCSK9), sa capacité à réduire la liaison de PCSK9 au récepteur LDLR, et sa capacité à entrer en compétition pour la liaison à PCSK9 avec deux anticorps définis par leurs séquences des domaines variables de chaine lourde (VH) et de chaine légère (VL).
Ce brevet a fait l’objet d’une procédure d’opposition, suivie d’un recours (T845/19). Malgré une décision favorable de la Division d’opposition concernant la suffisance de description des revendications, le breveté a, de sa propre initiative, limité pendant la procédure de recours les revendications à un anticorps défini à la fois par son antigène, sa capacité à réduire la liaison de PCSK9 au récepteur LDLR, et par des caractéristiques structurales (couples VH/VL avec au moins 90% d’identité ou présence des 6 CDRs d’anticorps exemplifiés), craignant sans doute que les revendications purement fonctionnelles soient considérées comme insuffisamment décrites par la chambre de recours.
Les récentes décisions américaines
La famille du brevet EP2215124B1 au nom d’Amgen mentionné ci-dessus possède également plusieurs brevets américains, parmi lesquels les brevets US8,829,165 et US8,859,741, sur la base desquels Amgen a intenté une action contre différents tiers, notamment Sanofi.
Dans cette affaire opposant Amgen (le breveté) à Sanofi (défendeur), la CAFC a statué une première fois en 2017 et une deuxième fois dans une décision du 11 février 2021 (appel n°2020-1074) sur des revendications portant sur un anticorps défini par sa capacité de liaison à certains résidus d’acides aminés de l’antigène PCSK9, impliqué dans la régulation du cholestérol.
Les revendications considérées par la CAFC incluaient notamment les revendications 1 des brevets US8,829,165 et US8,859,741 :
US8,829,165 : 1. An isolated monoclonal antibody, wherein, when bound to PCSK9, the monoclonal antibody binds to at least one of the following residues: S153, I154, P155, R194, D238, A239, I369, S372, D374, C375, T377, C378, F379, V380, or S381 of SEQ ID NO:3, and wherein the monoclonal antibody blocks binding of PCSK9 to LDLR.
US8,859,741 : 1. An isolated monoclonal antibody that binds to PCSK9, wherein the isolated monoclonal antibody binds an epitope on PCSK9 comprising at least one of residues 237 or 238 of SEQ ID NO: 3, and wherein the monoclonal antibody blocks binding of PCSK9 to LDLR.
Ces revendications tentaient donc de définir l’anticorps par des caractéristiques fonctionnelles uniquement :
- un épitope imprécis : au moins un résidu choisi dans une liste , et
- sa capacité à bloquer la liaison de PCSK9 au récepteur LDLR.
- Première décision de la CAFC de 2017
En 2017, la CAFC avait précédemment cassé une décision de première instance qui avait refusé de prendre en compte des preuves postérieures au dépôt permettant de mettre en doute la suffisance de description et considéré que le simple fait de décrire un antigène rendait tous les anticorps dirigés contre cet antigène conformes à l’exigence de description écrite suffisante.
Suite à cette première décision de la CAFC, le tribunal de première instance a revu sa décision et, après avoir considéré les preuves postérieures au dépôt fournies par Sanofi, a rendu une nouvelle décision dans laquelle les revendications étaient considérées comme insuffisamment décrites. La nouvelle décision de la CAFC fait suite à l’appel de cette décision formé par le breveté, Amgen.
- La nouvelle décision de la CAFC du 11 février 2021
La CAFC a confirmé la décision de première instance. Bien que ne remettant pas entièrement en cause la possibilité théorique que des revendications d’anticorps définis de manière fonctionnelle uniquement puissent être suffisamment décrites, la CAFC considère que la présence de définitions fonctionnelles larges peut se révéler un obstacle fort à la suffisance de description, en particulier lorsque la portée est si large que les exemples expérimentaux et les directives données dans la demande ne permettent de mettre en œuvre l’invention sans effort indu que dans une petite partie de la portée des revendications.
- Impact des deux décisions de la CAFC
Les deux décisions de la CAFC dans l’affaire opposant Amgen à Sanofi marquent un tournant dans la pratique américaine concernant l’appréciation des revendications d’anticorps.
Ainsi, depuis la première décision de la CAFC en 2017, les revendications d’anticorps définis uniquement par l’antigène auquel l’anticorps se lie sont désormais systématiquement rejetées par l’office américain. Au contraire, bien qu’un tel cas de figure soit rare, ce type de revendication reste acceptable en Europe lorsque l’antigène est nouveau est inventif.
La deuxième décision de 2021 se rapproche de la jurisprudence européenne en ce qu’elle indique que des revendications fonctionnelles de large portée doivent être soutenues par davantage d’exemples expérimentaux et de directives dans la demande permettant de mettre en œuvre l’invention dans toute la portée revendiquée.
Il conviendra toutefois de voir comment cette décision est appliquée, en particulier concernant le type d’effort considéré comme indu pour conclure à une insuffisance de description. L’OEB reconnait généralement la suffisance de description lorsque l’invention peut être mise en œuvre dans pratiquement toute la portée revendiquée sur la base de directives données dans la demande, même lorsque de nombreuses expériences sont nécessaires, pourvu qu’elles se contentent d’appliquer l’enseignement du brevet et les connaissances générales de l’homme du métier, assez élevées dans le domaine des anticorps.
Il n’est pas encore clair si la pratique américaine ira également dans ce sens ou rejettera ou invalidera pour insuffisance de description toute revendication d’anticorps défini uniquement de manière fonctionnelle si de nombreuses expériences (même de routine) sont nécessaires pour mettre en œuvre l’invention dans toute la portée revendiquée. Dans le deuxième cas, l’ajout de caractéristiques structurales sera certainement nécessaire.
Quoi qu’il en soit, cette deuxième décision compromet la validité des brevets américains déjà délivrés avec des revendications d’anticorps définis de manière fonctionnelle uniquement. De plus, bien que nous ne disposions pas encore du recul nécessaire pour observer l’effet de cette décision sur la pratique de l’office américain, il y a fort à parier qu’elle rendra bien plus difficile d’obtenir la délivrance de telles revendications devant l’USPTO.
Conclusion
Alors que les deux décisions de la CAFC dans l’affaire opposant Amgen à Sanofi ont considérablement modifié la pratique américaine concernant les revendications d’anticorps, il est plus que jamais important de déterminer dès la rédaction de la demande de brevet si le cas de figure peut ou non se prêter à des revendications d’anticorps défini de manière fonctionnelle uniquement, et également de définir différentes caractéristiques structurales qui pourront être utilisées au cours de l’examen ou en cas de litige pour surmonter les objections d’insuffisance de description susceptibles d’être soulevées, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis.
Forte de son expérience dans la défense des revendications portant sur des anticorps, l’équipe immunothérapie de REGIMBEAU est dès à présent mobilisée pour vous conseiller sur les meilleures stratégies à mettre en place afin d’optimiser la protection de vos anticorps.
Publié par
Cécile Puech, Ph.D
Conseil Senior