Peut-on utiliser librement les données biologiques numériques ?

Peut-on utiliser librement les données biologiques numériques ? Le présent article vise à expliquer quels enjeux et intérêts animent les débats internationaux associés à cette question complexe.

Paris, le 17 mai 2022 – Les technologies de séquençage ont permis des avancées importantes dans le domaine de la biologie moléculaire. Les informations issues de ce séquençage sont généralement stockées dans des banques de données puis traitées de manière informatique, sans plus aucun besoin d’accéder à la ressource naturelle animale, végétale, fongique ou au microorganisme d’origine.

Quel est le statut des informations génétiques obtenues par analyse de ces échantillons au regard des dispositions d’accès et de partage des avantages (APA) mises en place dans certains pays ? Doit-on promouvoir un accès libre à ces informations ou au contraire en contrôler l’accès pour permettre de rétribuer plus équitablement les pays hébergeant les ressources dont elles sont issues ? Cela est-il seulement possible, sur le plan pratique ? Ces questions sont au cœur de nombreuses réflexions au niveau international.

Si vous utilisez des « informations génétiques » issues de banques publiques ou privées, nous vous conseillons de bien vous renseigner sur l’existence éventuelle de dispositions y afférentes car certains pays, conscients de la valeur scientifique et potentiellement monétaire de ces ressources particulières, en régulent d’ores et déjà l’accès par le biais de leur loi APA nationale.

Le présent article vise à expliquer quels enjeux et intérêts animent les débats internationaux associés à cette question complexe.

1. De quelles « informations » s’agit-il au sens de l’APA ?

Nous parlons ici très généralement des « informations digitales (ou numériques) issues du séquençage » (en anglais « DSI » et en français « ISN »). Ces informations englobent évidemment les séquences ADN ou ARN des polynucléotides présents dans un « échantillon biologique » (animal, végétal, microorganisme, etc.). Par extension, sont aussi concernées les séquences des protéines codées par ces polynucléotides, qu’elles aient été identifiées directement à partir de l’échantillon lui-même (par analyse protéomique, spectrométrie de masse, etc.) ou qu’elles aient été déduites des séquences nucléotidiques par traitement informatique.

Toutes ces données représentent déjà des milliers de pétabytes (1 pétabyte = 10 15 bytes). Elles sont stockées dans des banques de données, publiques ou privées, à travers le monde. Les plus grandes banques sont situées dans les pays développés (EMBL-EBI en Allemagne, DDNJ au Japon, NCBI aux Etats-Unis). Les données y sont en libre accès, de sorte que des millions de séquences sont échangées chaque semaine, gratuitement, grâce aux outils de téléchargement de plus en plus performants dont nous disposons. Il est parfois impossible d’en retracer l’origine. A partir des données brutes de séquençage (nucléotidique / protéique), il est souvent possible d’extrapoler des informations secondaires très importantes, telles que la structure 3D des protéines, les modifications épigénétiques de l’ADN, les possibles interactions entre les organismes ou entre les écosystèmes, les fonctions des protéines, etc. Ces informations secondaires sont donc à prendre en compte dans la définition des « informations digitales (ou numériques) issues du séquençage » au sens de l’APA.

En outre, les banques de données contiennent des informations concernant la composition biochimique des échantillons (obtenues par métabolomique). Or, les composés chimiques qui résultent de l’expression génétique ou du métabolisme de ressources biologiques ou génétiques sont couverts par le Protocole de Nagoya. Par conséquent, il serait logique d’étendre à ces informations chimiques la définition des ISN au sens de l’APA.

Au-delà de la définition exacte du terme « ISN » (sur laquelle travaillent de nombreux experts internationaux), il faut surtout comprendre que le cœur des débats porte sur les informations génétiques et biochimiques « dématérialisées », facilement transférables, et sur lesquelles de nombreux travaux peuvent être réalisés, indépendamment de tout échantillon physique.

2. Pour qui et pourquoi un libre partage est-il un désavantage ?

Tous les Etats parties à la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) s’accordent à dire que le libre accès aux ISN contribue de manière prépondérante à la conservation de la biodiversité et préserve la quantité des ressources planétaires, remplissant ainsi deux des trois objectifs principaux de la CDB.

Il y a cependant débat au sujet du troisième objectif de la CDB, concernant les bénéfices issus de l’utilisation des « ressources génétiques » prélevées dans les Etats parties. Ces bénéfices doivent, en théorie, donner lieu à un partage juste et équitable des avantages tirés de cette utilisation entre les pays dits « utilisateurs » et les pays dont ces « ressources » sont originaires.

La CDB ne précise pas si les ressources « dématérialisées » doivent être considérées comme des « ressources génétiques » et être également réglementées en vue d’établir un partage juste et équitable des avantages générés par leur utilisation.

Or, le libre accès aux ISN permet aux chercheurs du monde entier de disposer gratuitement d’informations biologiques qui constituent, dans de nombreux cas, toute la valeur économique et scientifique d’un échantillon physique. Une fois ces informations accessibles, il n’y a souvent plus aucun intérêt pour le chercheur d’étudier le matériel biologique d’origine, de surcroît potentiellement réglementé par une loi APA contraignante…

Les pays en développement, souvent riches en biodiversité, ne peuvent donc aujourd’hui, c’est-à-dire dans les conditions de libre accès actuellement en vigueur, prétendre à aucune rétribution une fois que les informations issues de leurs échantillons sont mises à disposition dans une banque. Ne tirant eux-mêmes que peu de bénéfices de l’existence de ces banques (par manque de moyens matériels, humains et financiers pour faire de la recherche), le libre accès aux ISN leur porte donc un préjudice financier significatif, dont ils demandent à la Communauté internationale qu’il puisse être limité.

3. Lois APA nationales contraignantes

En 2020, seize pays avaient déjà mis en place des mesures nationales limitant l’accès et/ou l’utilisation des ISN provenant de ressources physiques de leur pays.

Pour certains, les lois APA mises en place couvrent explicitement les ISN tandis que, pour d’autres, les lois APA existantes sont interprétées comme incluant les ISN.
Certains pays n’encadrent les conditions d’accès aux ISN que lorsque l’échantillon physique d’origine a été également utilisé.

Les contrats semblent être le principal outil utilisé par ces pays pour réglementer la circulation et l’utilisation des ISN. Cependant, les tiers non-parties au contrat, qui obtiennent ces informations à partir de bases de données accessibles au public, ne sont pas concernés. Cette possibilité de contourner les obligations de partage des avantages pourrait à terme conduire davantage de pays à empêcher la mise à disposition des ISN issus de leur biodiversité dans les banques publiques, ce qui représenterait alors un frein à la recherche internationale.

De nombreux pays ont ainsi l’intention de mettre en place des dispositions contraignantes vis-à-vis des ISN dans un futur proche, mais leur mise en place prend du temps…

En France notamment, le Ministère de la Transition Ecologique (MTE) n’a toujours pas officiellement indiqué quel était le régime à appliquer aux données de séquençage obtenues à partir des ressources génétiques prélevées sur le sol français.

4. Discussions au niveau international

Des discussions sont menées depuis 2020 au niveau international pour tenter de fixer une ligne politique commune pour régir l’utilisation des ISN tout en cherchant à concilier d’une part la volonté de certains pays de réguler les conditions d’accès à ce type d’informations et d’autre part le souhait d’autres pays d’en faciliter l’accès au plus grand nombre.

Certaines options prônées visent à maintenir le libre-accès à toutes les données et à en améliorer la traçabilité. L’objectif final serait de mettre en place un système de rétribution simple, harmonisé et équitable, qui convienne à la fois aux pays qui enrichissent et à ceux qui utilisent les banques de données, et de sorte à préserver efficacement la biodiversité et l’environnement (étude de Scholz A.H. et al, 2022).

Au vu des divergences de points de vue sur ce sujet, d’autres études ont été réalisées et des débats et dialogues ont été menés par un groupe spécial d’experts techniques (GSET) constitué tout spécialement à cette fin, et chargé de faire le point (i) des pratiques et/ou objectifs d’une politique de régulation des ISN par les différents pays, et (ii) des outils et processus permettant d’atteindre ces objectifs.

Les résultats du GSET ont été récemment exposés à la conférence de Genève sur le Cadre mondial pour la biodiversité après 2020. Il prône une approche multilatérale allant au-delà du système bilatéral d’APA actuellement pratiqué selon le protocole de Nagoya. La mise en place d’une telle approche suscite encore de nombreux débats :

  • nécessité d’un système de traçabilité ?
  • Coexistence avec le système bilatéral d’APA existant lorsque l’origine de la séquence est connue ?
  • Remplacement intégral de l’approche bilatérale existante pour couvrir à la fois les ISN et les ressources génétiques ?


Espérons qu’un consensus puisse émerger sur la manière d’accéder aux ISN et de partager les avantages qui en découlent, et que des décisions soient prises en la matière lors de la deuxième partie de la 15 ème Conférence des Parties (COP15) de la CDB qui devrait se tenir après l’été 2022 à Kunming (Chine).

Conclusion

Tandis que les ISN deviennent, au fil du temps, de plus en plus primordiales pour vos transactions et développements technologiques, de nouvelles mesures juridiques, réglementaires et politiques sur l’APA susceptibles de les couvrir sont régulièrement adoptées au niveau national.

Des solutions sont actuellement discutées au niveau international pour tenter de faire converger les objectifs des pays parties à la CDB et de définir une politique qui convienne à tous. Ces discussions sont au programme de la 15 ème Conférence des Parties (COP15) de la CDB qui devrait se conclure fin août-début septembre 2022, après avoir déjà été reportée quatre fois.

REGIMBEAU suit ces discussions de près et se tient à votre disposition pour vous renseigner sur les systèmes d’ores et déjà mis en place dans certains pays pour contraindre l’accès et/ou l’utilisation d’ISN issues d’échantillons prélevés sur leurs territoires.

N’hésitez pas à nous contacter pour toute question ou information à l’adresse dédiée : biodiv@regimbeau.eu.

Publié par

Raphaëlle Gillet, Ph.D

Conseil en Propriété Industrielle
Mandataire en Brevets Européens

Gabrielle Faure-André, Ph.D