Intelligence Artificielle suffisamment décrite: un critère français applicable ? 

La suffisance de description est un critère essentiel en matière de brevetabilité. Ce principe soulève des défis particuliers dans le domaine des technologies basées sur l'intelligence artificielle, où il peut parfois être difficile de fournir une description exhaustive et précise des calculs effectués par ces systèmes dans toutes les situations possibles. Une décision récente de l’INPI concernant un brevet français revendiquant l’utilisation de réseaux de neurones pour l’analyse de radiographies médicales apporte un éclairage précieux sur ce sujet.

L'utilisation d'une Intelligence Artificielle peut soulever, de par sa nature même, des difficultés à réellement décrire de manière complète et détaillée les calculs qu'elle réalise dans tous les cas.  

Or, une exigence essentielle à laquelle doit satisfaire tout brevet est la suffisance de description, qui stipule que l'invention doit être exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter (Article L. 612-5 du Code de la Propriété Intellectuelle, ou Article 83 de la Convention sur le Brevet Européen).  

En d'autres termes, cette exigence matérialise le fait que l'invention doit pouvoir être réalisée à partir du texte et des dessins du brevet et également de connaissances moyennes du domaine technique considéré. 

La décision du 04 juillet 2024 de l'Institut National de la Propriété Industrielle sur l'opposition de la société GLEAMER contre le brevet français FR 3 106 431 B1 de la société MILVUE vient apporter des précisions sur l'appréciation de cette exigence, ici pour l'utilisation de réseaux de neurones dans un procédé d'analyse automatique de radiographies médicales, revendiqué dans ce brevet. 

Le brevet visait dans sa revendication 1 le fait que ce procédé comportait une étape de localisation d'éléments géométriques des os, comportant  des techniques, qui calculent à l'aide de réseaux de neurones la position de points et segments remarquables dans les images, pour ensuite mesurer un angle entre deux os à partir de ces points et segments.  

Face à un nouvel état de la technique jugé pertinent, la décision a maintenu le brevet avec la revendication 1 davantage limitée, et ce par le fait que le procédé comporte en plus une étape de détermination de la qualité de la prise des images par utilisation d'un classifieur selon des classes de défauts techniques limitativement énumérés.  

La description du brevet se bornait à mentionner que ces réseaux de neurones extraient des caractéristiques et des probabilités des images et effectuent des prédictions et que le classifieur est lui aussi un réseau de neurones, sans mentionner d'exemples des données d'entraînement, ni des valeurs des paramètres permettant de faire fonctionner ces réseaux de neurones.  

Le critère finalement retenu par la décision est que la connaissance des spécifications mathématiques des réseaux de neurones n'est pas nécessaire pour reproduire l'invention, dès lors que le procédé revendiqué ne requiert pas d'atteindre des performances particulières.  

Il est vrai qu'en l'occurrence le brevet ne se prévalait d'aucune performance particulière de l'invention, mais indiquait seulement de résoudre le problème technique consistant à obtenir un procédé évitant de mauvais diagnostics médicaux.  

La décision a ainsi considéré que tout réseau de neurones capable de déterminer des points et segments remarquables sur une image de radiologie médicale est utilisable pour reproduire le procédé revendiqué, ces réseaux de neurones étant un outil préexistant et la construction de ceux-ci ne faisant pas partie du procédé revendiqué.  

La brièveté, tant de la description des réseaux de neurones dans le brevet que des justifications de la décision sur la suffisance de description, peut laisser perplexe.  

Mais, comme il est de règle selon la jurisprudence française et européenne, dans le cadre d'une opposition ou d'une action en nullité, c'est à l'opposant ou au demandeur en nullité du brevet, d'apporter des preuves que l'invention n'est pas réalisable dans tout le domaine revendiqué par le brevet.  

Ainsi, selon la jurisprudence française et européenne, c'est le plus souvent en montrant que le brevet comportait des contradictions dans l'exposé de l'invention ou en fournissant un rapport d'essais montrant qu'avec les indications fournies dans le brevet et avec les connaissances générales de l'homme du métier, on ne parvient pas à réaliser concrètement le produit ou procédé revendiqué avec les résultats annoncés dans le brevet, qu'un opposant peut convaincre de ce que le brevet doit être annulé pour insuffisance de description. 

Or, l'opposant ne l'avait pas fait dans le cas présent.  

La décision a ainsi considéré que l'opposant ne démontre pas en quoi l'entraînement et la structure d'un classifieur sous forme d'un réseau de neurones sont des points critiques dont la méconnaissance empêcherait l'homme du métier d'exécuter l'invention, lequel homme du métier peut compléter l'enseignement du brevet avec ses connaissances générales et des tests de routine.  

On ne s'attardera pas sur une spécificité de cette décision française, qui a considéré que l'homme du métier pour juger de la suffisance de description est défini comme une équipe pluridisciplinaire comprenant un spécialiste du traitement d'images associé à un médecin radiologue.   

A vrai dire, il peut être assez difficile pour un opposant de démontrer qu'aucune des multiples possibilités de paramétrage et de données d'apprentissage d'un réseau de neurones ne fonctionne.  

Ainsi, ce n'est que lorsque le brevet vise un résultat quantifiable ou revendique une plage de valeurs directement obtenue par le réseau de neurones que l'impossibilité du paramétrage du réseau de neurones peut survenir.  

Par conséquent, l'on pourrait croire selon cette décision française qu'une stratégie profitable pour satisfaire à l'exigence de suffisance de description serait d'être modeste dans les prétentions de résultats mentionnées dans le brevet utilisant des réseaux de neurones - c’est-à-dire d’afficher un effet technique faible

L'inconvénient de cette stratégie est toutefois la faiblesse de l'activité inventive (selon laquelle l'invention, pour un homme du métier, ne doit pas découler pas d'une manière évidente de l'état de la technique selon l’Article L. 611-14 du Code de la Propriété Intellectuelle) et donc de la brevetabilité de l'invention objet d'un tel brevet, la rendant plus vulnérable à être considérée comme évidente au regard d'antériorités.  

En effet, selon la jurisprudence en matière d'activité inventive, l'invention revendiquée doit être la solution technique à un problème technique mentionné dans la description - et par là même apporter un effet technique.  

Par conséquent, un problème ambitieux à résoudre rendra le niveau inventif d'autant plus élevé vis-à-vis de l'état de la technique - c’est-à-dire signifiera un effet technique d'autant plus puissant

L'on peut de toute façon conseiller de donner dans le brevet, même en l'absence d'indications de résultats quantifiables atteints, une description d'au moins un exemple de structure du réseau de neurones, de ses données d'apprentissage, de ses paramétrages et des résultats obtenus avec cet exemple sur des données mentionnées. 

Il n'est pas inintéressant de constater que l'Office Européen des Brevets a émis une objection d'insuffisance de description du réseau de neurones de la demande de brevet européen similaire, ayant été déposée sous la priorité du brevet français objet de la décision française. Il sera intéressant de suivre les développements de la procédure d'examen, actuellement en cours, de cette demande européenne.  

A suivre également si une décision d'appel en France viendrait changer la décision sur le brevet français.  

Sources  : 

  • décision du 04 juillet 2024 de l'Institut National de la Propriété Industrielle sur l'opposition de la société GLEAMER contre le brevet français FR 3 106 431 B1 de la société MILVUE. 

Publié par

Eric Roussel

Conseil en Propriété Industrielle
Mandataire en Brevets Européens